Naviguer dans le Grand Sud: Quand la Terre de Feu devient Terre de glace
Nous voilà donc à l’autre bout du bout du monde, à Ushuaia, dans les derniers préparatifs du bateau pour continuer notre route vers l’Ouest à travers les fjords du Chili. Mais pour entrer dans le territoire chilien, il faut d’abord passer par Puerto Williams, un village situé sur l’île de Navarino, en face de la Grande île de la Terre de Feu, et considéré comme le village le plus austral du monde. Une fois les formalités d’entrée dans le pays effectuées et le reste des provisions achetées, nous pouvons amorcer notre voyage dans la Patagonie chilienne.
La navigation à voile dans cette région du monde n’est pas facile, principalement pour ceux qui naviguent vers l’Ouest, car les vents prédominants sont de l’Ouest. Il faut donc souvent attendre plusieurs jours pour avoir une fenêtre météo afin de pouvoir s’aventurer à voile ou à moteur sans avoir les 40 noeuds de vent en plein visage !
Les marins dans cette région utilisent tous le même guide, communément appelé « La Bible »: un livre de navigation écrit par un couple d’italiens ayant passé plusieurs années dans le Grand Sud à découvrir de nouveaux mouillages et à recueillir des informations d’autres voileux naviguant dans la région. Le guide a énormément simplifié la navigation dans cette partie du monde.
S’amarrer à terre est indispensable dans tous (ou presque tous) les mouillages, et ce, en raison des « williwaws », des rafales de vent imprévisibles qui se forment par la canalisation du vent par les montagnes avoisinantes. À tout moment, le vent peut passer de 0 à 50 noeuds pour quelques secondes et ensuite revenir à la normale. Il faut compter de trois à cinq aussières pour un catamaran et de deux à trois pour un monocoque à chaque nouveau mouillage pour amarrer le bateau, ce qui peut prendre près d’une heure, tout dépendant des conditions. Les rares journées navigables commencent très tôt, souvent encore dans le noir, et se terminent dans un autre mouillage avant que le soleil ne se couche.
Nous quittons Ushuaia sous le soleil avec une légère brise. Le matin suivant, les montagnes sont saupoudrées de neige. Le temps se fait encore clément mais de jour en jour, les journées deviennent de plus en plus froides. La Terre de Feu devient peu à peu la Terre de glace.
Nous sommes à la fin du mois de mars, donc au début de l’automne dans l’hémisphère Sud, mais les températures sont souvent en dessous de 0. Nous étions censés avoir un petit chauffage à l’intérieur du bateau, mais ce dernier a rendu son dernier souffle… ou disons plutôt qu’il n’a jamais vraiment respiré ! Dans les plus grands froids, nous devons nous réchauffer à gorgées de thé bouillant et à l’aide de bouillottes glissées sous nos manteaux.
Après quelques jours, à l’entrée d’un autre mouillage, nous apercevons enfin notre premier vrai glacier : une masse informe et descendante de neige blanche et bleutée rappelant la texture de la mousse à raser.
La pluie s’installe pour quelque temps et nous profitons finalement du retour du soleil pour nous rendre au sommet de la montagne.
Nous levons l’ancre quelques jours plus tard et nous passons par le glacier de Seno Pia, sans doute l’un des plus extraordinaires que nous ayons vu. De temps en temps, un bruit sourd résonne jusqu’à l’intérieur du bateau et nous apercevons au loin une chute de neige due à la fonte de la glace.
Nous nous arrêtons ensuite dans une autre baie dans laquelle nous resterons plus d’une semaine.
Nous nous aventurons sur terre pour voir le glacier et nous nous retrouvons littéralement sous lui, dans une grotte de glace. Les premiers pas sont minutieusement calculés, notre souffle coupé et retenu; nous nous surprenons à parler à voix basse ou à garder le silence… Au cas où…
C’est aussi à cet endroit que nous avons aperçu pour la première fois des barrages de castors canadiens (vous avez bien lu, canadiens !). Introduits par le gouvernement argentin il y a plus de soixante ans pour le commerce de leur fourrure, les castors sont aujourd’hui un véritable problème dans la région. N’ayant aucun prédateur, ils ont complètement changé le paysage des îles du Sud.
Nous avons approvisionné le bateau pour près de deux mois en nourriture et en eau, car nous prévoyons arrêter à Puerto Natales, situé à environ 460 miles nautiques (760 kilomètres) de Puerto Williams. Si 460 miles est une distance habituellement facile à parcourir en quelques jours, l’imposibilité de naviguer de nuit dans les canaux et les longues attentes de fenêtre météo peuvent rendre le voyage très long.
Durant notre remontée vers le Nord, nous passons plus de 30 jours sans voir personne. Aucun village, aucune trace humaine. Et les rares âmes humaines rencontrées par la suite sont toujours d’autres voileux, bien enveloppés dans leurs combinaisons polaires (et eux, ont du chauffage…!).
Autour de nous se côtoient des dizaines de glaciers d’un bleu Gatorade et des centaines de cascades féeriques. Je n’aurais jamais pensé me retrouver dans un endroit aussi sauvage et désertique. Et pourtant, à chaque jour, le vent glacial et la nature à l’état brut me rappellent les hivers québécois de mon enfance…
Après un mois et demi à en prendre plein les yeux, nous faisons nos grands adieux au Grand Sud et arrivons à Puerto Natales.
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